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|6 octobre 2022

“Sans balises satellitaires, on n’en saurait pas autant sur les baleines”

La pose de balises satellites sur les baleines à bosse est un processus très technique qui nécessite l'intervention de spécialistes expérimentés. Mme Amy Kennedy, biologiste américaine du National Marine Mammals Laboratory de la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration) et experte en marquage, a fait partie de l'équipe de terrain de la campagne MIROMEN menée par Globice Réunion. Dans cette interview, elle revient sur cette opération qui, du 22 août au 23 septembre 2022, a permis la pose de 11 balises Argos pour étudier le retour des baleines à bosse vers leurs zones d'alimentation en Antarctique.

Cet entretien a été enregistré le 19 septembre dernier à Saint-Gilles-Les-Bains et fait l'objet d'un épisode de 33 minutes du podcast de Globice, “Les sons de l''hydrophone". Un grand merci à Angela Berrocq  pour le temps consacré à sa transcription et traduction accessible ci-dessous.

Tout d'abord, comment devient-on l’une des rares « taggeuse de baleines » au monde ?

Je m'appelle Amy Kennedy, je viens de Seattle, dans l'État de Washington, et je travaille pour la National Oceanic and Atmospheric Administration, une organisation gouvernementale qui s'occupe notamment des sciences halieutiques et de la protection des animaux. Je travaille notamment en étroite collaboration avec l'université de Washington, où je mène également des recherches.

J'ai commencé à étudier les baleines il y a plus de 20 ans, tout en bas de l'échelle: je prenais des photos de baleines, je collectais des données et je me portais volontaire, en tant que jeune de 20 ans, pour différents projets. J'ai pu gravir les échelons progressivement et acquérir des compétences diverses dans le domaine de la photo-identification, du pilotage de bateaux, etc. jusqu’à la pose de balises sur les cétacés.

J'ai commencé en 2009 en Alaska. J’y ai posé ma première balise sur une baleine franche du Pacifique Nord, qui est considérée comme l’espèce de grande baleine la plus menacée au monde. C'était une expérience assez épique ! Depuis 2009, je voyage dans le monde entier et j'aide les scientifiques à poser des balises sur les baleines dans différents bassins océaniques.

Peux-tu rappeler en quoi consiste la pose de balises satellitaires sur des baleines et quels en sont les enjeux ?

La pose d’une balise est un processus assez compliqué, qui implique plusieurs étapes différentes. Il faut d'abord disposer d'un bateau approprié. Cette année, nous avons eu la chance d'avoir un bateau vraiment adapté, exploité par le personnel de l’Office Française de la Biodiversité. Il faut un bateau suffisamment rapide pour manœuvrer autour des animaux. Et puis nous avons besoin de balises satellitaires. Nous utilisons des modèles très spécifiques qui sont conçus spécialement pour les grands cétacés. Elles ne fonctionneraient pas bien sur les petits mammifères marins comme les dauphins. Nous disposons enfin d'un attirail pour les poser, un fusil lance-amarre adapté pour cet usage, chargé en air comprimé. A l'origine, ce fusil à air comprimé était conçu pour déployer les amarres des grands navires vers la côte. Nous l’avons modifié pour qu’il permette la pose de balises sur des baleines.

Une fois qu’on a tout ce matériel, cette logistique qui est vraiment très spécialisée, équiper une baleine d’une balise requiert une énorme dose de patience. Je pense que c'est la partie la plus importante dans ce type de projet. Il faut vraiment comprendre la façon dont la baleine se déplace. Il ne s'agit pas seulement de viser et de tirer sur une cible comme si vous étiez à terre. Cela, c'est assez simple. Mais lorsque vous déployez une balise sur une baleine, vous êtes sur un bateau qui bouge, vous êtes sur l'océan, et votre cible est une baleine qui se meut également. Il faut tenir compte du milieu aquatique, et de beaucoup d’autres facteurs, tels que l’attitude des baleineaux. Donc, ce qu’il faut vraiment bien comprendre, anticiper, c'est le comportement des baleines. Il faut vraiment anticiper leur mouvement, sentir le comportement individuel de chaque baleine. S’il s’agit d’une mère seule avec un baleineau, son comportement est généralement très différent de si elle est accompagnée d’une escorte, et encore davantage de s’il s’agit d'un groupe compétitif composé de mâles.

La première chose à faire quand on voit la baleine, c’est observer et analyser ce comportement. En général, si les baleines sont en train de se déplacer on abandonne, car il est beaucoup plus difficile de les rattraper. Il s'agit donc de sélectionner la baleine que l'on pense pouvoir approcher le plus facilement et le plus doucement, et d'essayer d'anticiper son comportement. Non seulement celui qui pose la balise mais également le pilote du bateau. C’est un travail en étroite collaboration afin de trouver le bon moment pour l’approche finale qui doit être décisive. Jacques [ Fayan, de l’OFB ] était notre pilote de bateau cette année et nous avons vraiment bien travaillé ensemble. Il ne parle pas un mot d’anglais et je ne parle pas du tout le français, alors communiquions par signaux manuels. Nous avions quelques signaux manuels basiques et nous nous sommes vraiment habitués l'un à l'autre – il comprenait immédiatement ce que je voulais qu'il fasse et c'était génial. Après la première baleine, nous avons vraiment pris le rythme et nos marques. Voilà – en fin de compte, implanter une balise sur une baleine, c’est une question de patience, d'observation attentive de la baleine elle-même et de compréhension de ses mouvements. Pour moi, le tir, le matériel et tout le reste, c’est secondaire.

Quand on pose une balise satellitaire, quel est l’objectif poursuivi ?

Le marquage des baleines est une science complémentaires aux nombreuses recherches effectuées dans d’autres contextes. Il ne s'agit pas d'une science autonome, où il suffirait de marquer quelques baleines pour tout comprendre. Cela vient en soutien à beaucoup d'autres données déjà recueillies via d’autres méthodes scientifiques.

Il y a une énorme campagne de photo-identification ici à la Réunion, et de nombreuses campagnes de photo identification dans le monde entier, ainsi que des campagnes de biopsies. Grâce à ces données, nous en savons davantage sur les migrations depuis l’Antarctique et dans l’océan indien. Nous avons beaucoup d'observations uniques à un point A ou à un point B. Mais il y a des milliers de kilomètres entre ces deux points, et on ne sait pas exactement si quelles routes elles empruntent vers ces zones, si elles passent du temps à visiter un site en particulier où des zones sans présence humaine dont nous ne savons rien.

Le seul moyen de suivre un animal tous les jours, toute la journée est de poser une balise. Il est absolument impossible de suivre une baleine d'une autre manière, et pour pouvoir suivre l'animal pendant des mois et des mois, il faut être capable d’observer ce qu'il fait à distance, sans interférer avec lui. Une fois que la balise est posée, nous n’intervenons plus du tout : l'animal a un comportement naturel. Quand il voyage, nous savons la vitesse à laquelle il se déplace, où il veut aller, ce sont des informations précieuses. Nous n'en savons pas assez sur la façon dont ils utilisent les endroits les moins peuplés, les endroits qui sont peut-être au milieu de l'océan et où personne ne va, où il n'y a pas de touristes ou de scientifiques qui prennent des photos. La seule façon d'obtenir ces données, et notamment des données nocturnes – quel est le comportement des animaux la nuit par rapport à la journée ? – c’est d’utiliser des balises satellitaires. C'est l'une des raisons essentielles qui justifie le marquage des baleines.

Nous avons découvert de nombreux comportements très intéressants, notamment dans l'Océan Indien ou le Pacifique Sud. On ne savait pas, par exemple, que les baleines à bosse aimaient se rassembler au-dessus de monts sous-marins. Des recherches récentes menées à l'aide de balises ont montré que les baleines à bosse convergent à des endroits situés au milieu de l'océan, au-dessus d'un mont sous-marin. Il n'y a pas de grandes voies de navigation à cet endroit, très peu de gens passent par cette zone. Avant d’analyser les données fournies par les balises, on ignorait totalement que les baleines avaient cette propension à fréquenter les monts sous-mrins. Des collègues scientifiques sont ensuite partis sur zone et ont mené des études spécifiques : ils ont confirmé qu'il y avait des quantités de baleines à ces endroits et qu'elles y faisaient toutes sortes de trucs dingues. Sans les balises, on n'aurait jamais découvert tout cela, car personne ne va jamais sur ces sites en plein océan. Voilà le genre d’informations que les balises peuvent apporter.

Un autre avantage des balises, c’est qu’on peut vraiment analyser l'efficacité des Aires de Protection Marine. Les humains ont créé des AMP, qui sont des « frontières imaginaires » dans l'océan ; on ignore la façon dont les animaux utilisent réellement cet espace, ce qui est très difficile à comprendre sans tracer les mouvements des baleines dans cet espace de protection. Le marquage nous aide à le faire pour améliorer la conservation. Et puis, il y a les voies de navigation très dense avec des risques de collisions. Est-ce que les baleines les fréquentent ? On ne le sait pas si on ne marque pas les animaux, voilà une autre bonne raison de le faire.

Quelle est la nature de la coopération avec Globice sur l’opération réunionnaise MIROMEN?

Il y a très peu de personnes qui sont vraiment bien formées pour déployer ces balises et utiliser le type de matériel dont nous disposons. Cela n'a pas de sens pour une ONG d'acheter tout ce matériel vraiment spécialisé et très cher qu’on met du temps à paramétrer, ou d'essayer de poser des balises sans expérience. Globice voulait lancer une nouvelle campagne de marquage, ils avaient mené une opération similaire en 2013 et ils voulaient la relancer en 2019. Ils nous ont donc contactés pour connaître nos disponibilités, pour voir si on pouvait les aider à déployer ces balises. Je suis donc ici pour collaborer avec eux sur le projet Miromen, pour les aider à déployer les balises correspondant à leur programme scientifique. C'est toujours intéressant de venir collaborer à ce type de projet. Cela permet de rencontrer des gens du monde entier, mais aussi de voir à quel point les gens se dévouent pour mener des recherches dans leur région, et à quel point ils sont passionnés. C’est vraiment cool de voir ça et de pouvoir aider.

Ces opérations sont particulièrement techniques et délicates. Quels sont les risques et facteurs clé de réussite pour aboutir?

C'est délicat et extrêmement chronophage. J'ai déjà évoqué la patience qu'il faut avoir. La balise – et d’ailleurs tout le matériel – est fragile. Il faut donc en prendre grand soin quand on l'utilise. Il y a également un enjeu de sécurité : je suis formée et hautement spécialisée dans tout ce qui concerne la sécurité des armes à feu. Il faut bien avoir à l’esprit que le fusil lance-amarres est une arme chargée qui présente des risques similaires pour les humains et les baleines si elle est mal utilisée.

Si on essaie d'approcher les baleines sans expérience, il y a un risque de se blesser si on la surprend ou si elle saute juste à côté du bateau. La pose de balises implique des personnes qui ont l’habitude de côtoyer des baleines ! Il faut vraiment connaître leur comportement. Il est très important pour Jacques, aussi bien que pour moi, d’anticiper tout changement d’attitude pour prévenir les risques. Et l’on réduit considérablement ces risques en étant des experts en comportement animal. On approche pas les animaux s'ils sont nerveux ou agités d’une manière ou d’une autre.

Il faut tout simplement être conscients que ce sont des animaux sauvages et qu'ils sont dans leur habitat naturel. Leurs réactions ne sont pas toujours prévisibles et il faut garder une marge de précaution. Il faut procéder très lentement et surveiller constamment le comportement de la baleine, être vraiment très prudent dans son approche. En aucun cas ne la harceler : si les animaux commencent à s'énerver, on fait une pause et on attend qu'ils se calment, etc. La perte du matériel est une autre forme de risque. En loupant sa cible on rate la pose et on peut perdre un équipement coûteux au fond de l’océan, impossible à récupérer. 

Le principal facteurs clés de réussite d’une opération, c’est la vigilance permanente, l’anticipation et la réaction rapide et judicieuse dans un timing très contraint.

La condition animale est un sujet de plus en plus sensible; comment est prise en compte le bien-être animal lors de ces opérations ?

Une fois de plus cela a beaucoup à voir avec le suivi du comportement de l'animal et, le cas échéant, celui du baleineau qui accompagne sa mère. Je le surveille constamment pour identifier tout signe de détresse. On ne va jamais poser une balise sur un baleineau, soyons clairs à ce sujet. On n'a pas l'intention de le marquer, on posera toujours la balise sur une baleine adulte en bonne santé. Il faut toujours s’assurer que les animaux ne sont pas soumis à un stress excessif, c’est une condition sine qua non de la pose de balise.

Nous avons effectué de nombreuses recherches sur les balises elles-mêmes et sur la manière de les poser au mieux, afin d’éviter de le blesser l'animal. Bien qu’elles pénètrent dans le corps de l'animal, les balises sont aussi peu invasives que possible. Elles s'ancrent dans le lard épais de la baleine et la seule chose qui doit dépasser est l'antenne.

Nous surveillons des populations de baleines (baleines à bosse, baleines bleues, baleines franches, partout dans le monde…) pour déterminer l'effet éventuel à long terme de ces balises. On a constaté que les balises placées dans la zone corporelle adéquate avaient peu ou pas d'effet du tout sur la durée de vie des animaux. Les baleines qui ont été marquées guérissent pratiquement sans cicatrices, leur fécondité et leur taux de reproduction sont les mêmes. Nous étudions ces animaux depuis près de 10/15 ans maintenant, en ce qui concerne certaines populations, et nous avons acquis le sentiment qu'après l'approche temporaire qui a potentiellement agité l'animal, aucun effet à long terme n’est constaté.

Nous savons désormais qu'il y a certains endroits précis du corps de la baleine où il faut déployer la balise, et pas ailleurs. Nous savons que les balises qui causent le moins de blessures, le moins de réactions et qui durent le plus longtemps se trouvent à ces endroits très précis : généralement très haut sur la dorsale de la baleine à bosse, juste devant la bosse. Par le passé, on ne savait pas forcément cela. Si vous posez plus bas, vous n'obtiendrez pas autant de transmissions ; vous blesserez davantage les baleines et elles mettront plus de temps à cicatriser. Maintenant, on le sait. On les observe depuis si longtemps et on les a revues si souvent qu’on ne l’ignore plus : la blessure de l'animal est moindre si la balise est déployée à un endroit bien précis. On fait donc tout notre possible pour viser à cet endroit. Si nous n'y arrivons pas, ou si le comportement de l'animal est compliqué, alors nous ne déployons pas la balise.

Quelle est la longévité de la balise ?

Pendant l’opération Miromen II, il y avait deux types différentes de balises à déployer. Il y avait des balises capables d’enregistrer les données des plongées – la durée, la profondeur et d'autres informations de ce genre – et il y avait d'autres modèles de balises qui n’enregistrent que les positions. Ce sont deux types de balise différentes et bien sûr, si vous collectez beaucoup de données, la batterie ne durera pas aussi longtemps. Pour ce qui est des balises qui fournissent des données sur la profondeur de plongées, nous espérons une durée de vie de deux mois, peut-être un peu plus, en fonction de l'animal lui-même. Cela varie beaucoup selon chaque individu, mais les batteries peuvent durer 3 mois, sauf si la balise se détache d’elle-même évidemment. Quant aux balises qui n’enregistrent que la position, elles peuvent durer jusqu'à un an. Une fois la balise déployée, nous ne pouvons plus intervenir.
Je suis en ce moment une balise posée sur une baleine franche australe qui emet presque depuis une année complète. Ce qui est intéressant, on le sait désormais, c’est que si la balise est correctement déployée à l'endroit très précis dont je parlais, très haut et en avant de la bosse, ces balises durent beaucoup plus longtemps que les balises déployées sur d'autres parties de la baleine – plus en arrière, par exemple. Voilà une autre bonne raison pour essayer de les placer au bon endroit.

En général, les balises ne durent pas aussi longtemps sur les baleines à bosse. Si je déploie une balise sur une baleine franche, par rapport à une baleine à bosse, c'est exactement la même balise, mais pour une raison inconnue, les baleines à bosse perdent leur balise un peu plus tôt. Je pense que cela a beaucoup à voir avec leur comportement. Les baleines à bosse sont plutôt actives, surtout dans un groupe compétitif. Elles se heurtent les unes aux autres, et s'il y a un baleineau, celui-ci est multiplie les interactions qui peuvent endommager la balise. La durée de la balise dépend donc de chaque individu, mais dans le meilleur des cas pour celles enregistrant uniquement les positions pourraient durer jusqu’à un an si les baleines font attention, alors croisons les doigts !

Que nous apprennent les trajectoires enregistrées depuis que tu poses des balises ?

Parmi les informations plus fascinantes – j'en ai parlé tout à l'heure – il y a le fait qu’on découvre qu’il existe des zones au milieu de l'océan, comme les monts sous-marins, qui sont rarement visitées mais que les baleines à bosse et d'autres baleines utilisent. On ne le savait absolument pas avant. On arrivera un jour à observer une migration complète, des tropiques aux régions subtropicales ou à l'Antarctique ce qui apportera des connaissances nouvelles.

On découvre également plein de choses sur la façon dont les baleines naviguent. Parfois en fonction des caractéristiques des fonds marins, parfois en fonction des courants dominants, voire du magnétisme terrestre, de la voûte céleste ou d'autres éléments de cette nature. Imaginez donc, il fait totalement noir et il leur faut nager en ligne droite sans aucun élément extérieur pour se guider ! Il vous serait très difficile de marcher plus de trois mètres en ligne droite sans aucune orientation, mais les baleines peuvent nager en ligne droite sur des milliers et des milliers de kilomètres ! Je pense que jusqu’à présent personne n'avait vraiment compris à quel point elles sont précises en matière de navigation. C’est pour moi une information fascinante qu’on a grâce aux balises. Réaliser qu'elles peuvent nager en ligne droite, quelles que soient les conditions météorologiques et les caractéristiques du fond marin. Elles ont vraiment des capacités de navigation incroyables.

On découvre également – notamment grâce aux travaux que j'ai menés récemment sur les baleines franches – que tout ce que nous savions sur elles jusqu’à présent est en train de changer. Elles sont vraiment en train de modifier leur comportement et restent à certains endroits beaucoup plus longtemps qu'auparavant. Dans le cas des baleines à bosse, elles repeuplent des endroits d’où elles ont probablement été totalement éliminées pendant la période de chasse. Aux Antilles, par exemple, les baleines à bosse avaient presque totalement disparu de certaines zones à cause des excès de la chasse, et maintenant elles repeuplent ces zones. Elles y reviennent et les gens se passionnent pour cela, parce qu'ils ne savaient même pas que les baleines à bosse utilisaient ces zones autrefois. Elles ont été totalement anéanties et avec elle a disparu la mémoire des populations insulaires sur les zones qu’elles utilisaient auparavant. Ou alors on ignorait s'il agissait de groupes de mères avec baleineau, ou si c'était majoritairement des mâles et des femelles. Bref, à mesure que la population augmentent, les baleines ont un choix beaucoup plus important concernant les endroits où elles peuvent aller. Vous le savez, les modèles météorologiques changent, la température de l'océan change, et elles prennent probablement des décisions différentes concernant le moment de migrer, la zone où migrer, ce genre de choses. Je pense que c'est vraiment intéressant de pouvoir enregistrer ces changements ; c'est très important.

Comment se sont déroulées les opérations cette année? Quelles ont été les principales difficultés et les succès ?

Nous avons eu quelques difficultés avec la météo en mer, comme toujours. C'est vrai pour tout projet, mais je pense que l’une des vérités universelles est que le temps n'est jamais parfait. Il faut vraiment un temps calme, un temps vraiment très calme pour marquer les baleines. Je ne peux pas être stable à l'avant du bateau avec mon harnais et tout le reste si la mer est très agitée. C'est dangereux et contre-productif. Je ne pourrais pas déployer une balise de manière précise. Si les vagues sont trop hautes, on ne peut rien faire. Nous avons eu un nombre important de jours de mauvais temps cette saison ; souvent, on arrivait à sortir le matin, mais après la mer se formait et devenait très agitée. C’était problématique, mais c'est une vérité universelle et c’est pareil partout, le temps n'est pas facile à prévoir là où sont les baleines.

L’autre grosse difficulté à laquelle on a été confrontés, c’est que les baleines à La Réunion sont vraiment très proches de la côte. C’est une caractéristique intéressante mais qui a tendance à poser problème car elle facilite le « whale-watching » et la multiplication des observateurs sur le plan d’eau. Il y a tellement de gens dans des embarcations qui observent les baleines. A tout moment, vous êtes observés et cela rajoute beaucoup de stress aux opérations déjà délicates en soi. Sans même parler des gens dans l'eau ! S'il y a des gens qui nagent avec les baleines, cela est un stress supplémentaire pour les animaux et on ne peut évidemment pas approcher, parce qu’il n’est pas question de blesser quiconque.

Et en plus des bateaux il y a une quantité énorme de drones ! Potentiellement, vous savez que ces drones diffusent en direct sur Internet. S’ils nous filment en train de poser une balise sur une baleines, alors les gens pensent que eux aussi peuvent s’approcher d’aussi près s'ils le veulent. Parce qu'ils ignorent que nous sommes autorisés à faire ce travail, que nous sommes en mission spéciale pour réaliser ce projet. En tant que professionnels hautement qualifiés et formés pour les besoins de l’opération, nous disposons de permis de la protection animale et de permis de recherche scientifique, nous avons plein d’autorisations.

C’était compliqué pour nous de trouver des baleines qui n'étaient pas observées par des gens. C'était un combat quotidien d'essayer de trouver des individus seuls, sans bateaux ou sessions de mise à l’eau. C'était vraiment un gros problème. S’il avait fait beau, on aurait pu aller plus au large, nous éloigner des foules et de tout le reste. Mais ce n'était pas le cas. Le temps a été médiocre et on a dû rester près des côtes. Du coup on a dû jongler à la fois avec les gens, les baleines et leur comportement.

Tu as dit que tu as été surprise par la situation sur le plan d’eau ici à La Réunion. Peux-tu préciser un peu cet aspect ?

La première fois que je suis venue à la Réunion pour poser des balises, en 2019, c'était une année où il y avait peu de baleines. Je ne savais pas que cela arrivait mais c'était une de ces années-là. Donc je suis venue et je suis restée plus de deux semaines et on a vu une seule baleine ! Je n'ai donc pas pu vraiment me faire une idée de la situation ici, de l'intensité du phénomène de « whale-watching ». Je me suis dit qu’il faisait très beau ici, que les animaux étaient proches des côtes, que du coup il suffisait de quitter le port pour aller voir les baleines. Et ça c’est énorme, ça fait gagner beaucoup de temps. Mais cette année, j'ai pu voir comment ça se passe en réalité, quand il y a beaucoup de baleines ! J'ai voyagé dans le monde entier et j'ai posé des balises sur des baleines à bosse, des baleines franches, des baleines grises et des baleines bleues dans tous les océans : en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, en Arctique, en Antarctique, sur la côte ouest des États-Unis, en Californie, sur la côte est également, en République Dominicaine… Je suis vraiment allée partout où il y a des baleines, dans beaucoup de situations différentes, et je n'ai vu – mais vraiment jamais vu – autant de bateaux sur des baleines qu'ici.

C’est seulement le deuxième endroit au monde que je connaisse où nager avec les baleines est légal. Cela me choque et me surprend. Le seul autre endroit où j'ai vu cela est en République Dominicaine et c'est très réglementé : cela se passe sous le contrôle d’un seul opérateur touristique, et il s'agit d'un grand bateau où l'on emmène un certain nombre de personnes par jour, mais c'est vraiment très réglementé. Il y a très peu de bateaux sur l'eau en même temps. C'est donc très surprenant pour moi qu’à condition de respecter certaines règles, à peu près n'importe qui puisse aller nager avec les baleines. Cela ajoute un tout autre niveau d'interaction avec les animaux ici. Vous avez des gens qui ne nagent pas avec les baleines mais qui sont sur des bateaux, vous avez des gens dans l'eau… Je n'ai jamais rien vu de tel dans aucun autre endroit où j’ai eu l’occasion de me rendre. Ce n'était pas une observation occasionnelle de gens dans l'eau, c'était tous les jours qu’on voyait des personnes dans l'eau avec les baleines, et des bateaux autour des baleines. Ils ont le droit de le faire, c'est vrai, ils suivent la réglementation, je ne dis pas le contraire. Mais le nombre de gens que j'ai vus le faire… je n’ai jamais rien vu comme ça, où que ce soit, auparavant !

Pour finir quelle est ta prochaine opération ?

Je rentre chez moi à Seattle pour quinze jours, puis je pars en Afrique du Sud où je vais poser des balises sur des baleines franches. Je vais y rester trois semaines. C'est la suite d'un projet que j'ai commencé l'année dernière, donc j'espère que nous aurons quelques balises « longue durée » ici et quelques baleines « longues durée » en Afrique du Sud. J’en fais le voeu !